Par Jihad BENCHEKROUN (MAP)
La faillite du groupe médiatique américain Vice et la cessation des activités du site d’information BuzzFeed mettent à nu les difficultés rencontrées par les médias gratuits aux Etats-Unis, dans un contexte économique délicat marqué par une forte inflation et la baisse des revenus publicitaires.
Le groupe Vice a annoncé récemment sa faillite sous l’effet d’une crise financière exacerbée par le recul du marché des publicités.
Dans un communiqué, le groupe a indiqué qu’il passera sous le contrôle d’un consortium pour 225 millions de dollars, sauf offre supérieure par d’autres parties, ajoutant qu’il poursuivra ses activités durant toute la procédure.
Vice Media Group, qui avait été valorisé 5,7 milliards de dollars en 2017, produisait des contenus dans 25 langues, avec plus d’une trentaine de bureaux dans le monde. Le groupe de médias, à l’accès gratuit, s’appuyait principalement sur la publicité pour générer des revenus.
En avril dernier, le directeur général de BuzzFeed, Jonah Peretti, a annoncé la cessation des activités du site BuzzFeed News dans le cadre d’une réorganisation visant la réduction des coûts.
« Nous réduisons nos effectifs d’environ 15 % aujourd’hui et nous entamons le processus de fermeture de BuzzFeed News », a souligné Peretti, ajoutant que l’entreprise ne peut plus continuer à financer BuzzFeed News en tant qu’organisation autonome.
Lancé en 2006, BuzzFeed était considéré comme la référence de la nouvelle génération de sites d’information gratuits. BuzzFeed News, une déclinaison consacrée seulement à l’information et à l’investigation, avait remporté en 2021 son premier prix Pulitzer, la récompense la plus prestigieuse du journalisme, dans la catégorie internationale.
Selon les spécialistes, la dégradation de la conjoncture économique a propulsé la majorité du marché publicitaire dans le giron des géants technologiques, comme Google et Facebook.
Au tournant des années 2010, Vice a incarné, comme BuzzFeed ou le Huffington Post, une nouvelle génération de médias d’information entièrement en ligne qui ambitionnait de bousculer les grands anciens.
Toutefois, le vent a tourné. Les médias gratuits sont en effet les plus exposés dans un contexte économique difficile, ce qui a incité de nombreux acteurs historiques à procéder à des licenciements, tels que la radio publique NPR, le Washington Post et la chaîne CNN.
Ces annonces ont lieu dans un contexte tendu aux Etats-Unis pour tous les médias, sur fond de baisse des investissements publicitaires.
Les plateformes gratuites de l’information espéraient rivaliser avec les plus grands noms, en misant sur les jeunes et un contenu diversifié.
Vice, né d’un magazine punk jusqu’à ce qu’Internet lui donne une portée mondiale, a envoyé une star du basket rencontrer le leader de la Corée du Nord, Kim Jong-un. BuzzFeed, quant à lui, fondé par un Californien libéral, ambitionnait d’incarner le New York Times du web.
Les deux médias étaient nourris par l’idée que la publicité numérique serait suffisante pour payer tout le contenu consommé par une génération adepte de mises à jour constantes. Les entreprises de médias sociaux nées sur le Web se sont moquées des anciens groupes de médias avec leurs coûts d’impression et ont misé sur les jeunes qui ne lisent plus les journaux ou ne regardent plus la télévision.
Les deux plateformes avaient connu un succès retentissant. La moitié des Américains âgés de 18 à 34 ans consultait Buzzfeed.com chaque mois, selon une étude de Google Analytics, jusqu’à ce que les annonceurs préfèrent investir ailleurs.
En outre, le pouvoir de Facebook et Google n’est pas à ignorer. Par exemple, Facebook peut simplement changer d’algorithme pour ne plus promouvoir les articles d’actualité.
Parallèlement, la génération Z a évolué et s’est tournée vers un contenu vidéo plus court sur Snapchat et TikTok.
Alors que Vice et BuzzFeed essayaient et échouaient à développer leurs propres plans d’affaires, les entreprises de médias traditionnelles devaient concevoir de nouvelles façons de gagner de l’argent alors que la diffusion et les revenus publicitaires diminuaient.
Selon les experts, les temps sont durs pour les sites d’information et les médias sociaux, comme en témoignent les difficultés rencontrées par Vice, qui a réduit son personnel et fermé son programme de diffusion phare, Vice News Tonight, la cessation des activités de BuzzFeed News et les licenciements opérés par Vox.
La tourmente causée par un ralentissement historique de la publicité numérique suscite des inquiétudes parmi le personnel des entreprises de médias en ligne au sujet de réductions supplémentaires et peut-être plus profondes, au-delà des licenciements massifs et des fermetures brutales opérés au cours des derniers mois.
« Je pense que le moment actuel est l’aboutissement à la fois d’un énorme abandon des médias sociaux et d’une économie en difficulté », relève Ben Smith, ancien rédacteur en chef de BuzzFeed News et auteur de « Traffic », qui relate la montée et la chute de BuzzFeed.
« L’industrie de l’information n’avait pas vraiment de modèle de profit autre que d’essayer d’attirer les regards et de gagner des revenus publicitaires numériques », souligne Courtney Radsch, experte en technologie et médias. « Mais ce que nous avons vu, c’est que les plates-formes technologiques, en particulier Google et Facebook, ont fini par contrôler cette infrastructure de publicité numérique. »
Même Twitter n’a pas été épargné. La plateforme sous Musk est devenue plus extrême, plus polarisée et les informations fiables sont plus difficiles à trouver.
Être sur Twitter et Facebook ces jours-ci montre le déclin du Web 2.0. Le discours est surchauffé et la désinformation est endémique.
Selon Jeff Jarvis, spécialiste des médias et professeur de journalisme à la City University de New York, il existe des indices sur les tendances qui s’accélèrent. Par exemple, les newsletters spécialisées et les podcasts destinés à certains publics gagnent en popularité, a-t-il noté. Il y a aussi plus d’abonnements payants, au lieu de sites d’actualité dépendants de la publicité, ainsi que des communautés autour de sujets bien précis sur des plateformes comme Reddit et Discord.
Ce passage des grandes plateformes de médias sociaux aux communautés de plus en plus petites va se poursuivre, et avec lui, les grandes entreprises du Web 2.0 vont céder le pouvoir, a-t-il estimé. « Il a fallu 150 ans après Gutenberg avant que quiconque ait pensé à inventer un journal. Je pense que nous parlons de décennies, voire de générations, avant de comprendre cette prochaine étape », prédit Jarvis.
Pour de nombreux observateurs, le déclin des médias digitaux gratuits signe tout simplement la fin du Web 2.0 en attendant l’émergence de nouveaux modèles plus adaptés au contexte économique actuel et des modes de gestion plus autonomes.